mardi 11 février 2014

Madagascar : 1947 & Colonisation



Jean-Luc Raharimanana: Du point de vue français, évidemment, ce lieu d’oubli est possible par l’entretien du silence, autant politique qu’universitaire. Il faut aussi une volonté politique pour que les universitaires s’y lancent réellement. De plus en plus d’historiens s’y lancent bien sûr, mais souvent au risque de voir leurs carrières freinées, une reconnaissance politique de cette question légitimerait les recherches des historiens, permettrait une approche beaucoup plus apaisée de la part aussi des professeurs du secondaire.
Mais en lieu et place de cela, nous voyons poindre cette tentative politique et idéologique d’enseigner aux élèves “le rôle positif de la colonisation”, et cerise sur le gâteau, l’institutionnalisation de cette idéologie, la création du ministère de “l’identité nationale et de l’immigration”, qui pour moi est un déni évident de l’histoire de France.

La difficulté de parler de cette mémoire, ce sont les réactions violentes qui s’ensuivent : être qualifié de communautariste, de porteur de haine contre la France, voire contre l’Occident, quand il s’agit juste de revisiter des pans de l’histoire, une histoire de colonisation, de domination. Il n’y a aucune ambiguïté : sur cette période, la France a été colonisatrice, tout comme d’autres pays européens, elle a dominé par les armes, par la répression, et j’évacue le mot pacification, par la violence, par la guerre.

Le projet colonial a été un projet européen parfaitement conscient –il suffit de se rappeler la conférence de Berlin pour le partage de l’Afrique, il s’agissait de bâtir des empires aux détriments des populations qui y habitaient. Qu’il y eut infrastructures laissées ou pas, c’est le canon sur la tempe que les colonisés ont construit les voies ferrées, ce sont des morts qui ont servi de fondations aux grands travaux, des travaux forcés qui ont servi de salaires. Il faudrait effectivement faire le bilan un de ces jours, ces grands-travaux ont-ils été réellement réalisés pour le bénéfice des colonisés, n’est-ce pas après les indépendances que les constructions des hôpitaux et autres écoles ont pris réellement leurs essors ?

Pour le cas de Madagascar, je rappelle juste que l’université a été créée après l’indépendance, les élèves indigènes n’avaient tout simplement pas le droit de passer le Baccalauréat, il fallait être citoyen français pour le passer… Les exemples sont nombreux mais ce n’est pas l’objet de cet entretien. L’autre difficulté est toujours de trouver l’endroit commun pour échanger. Les universitaires des pays anciennement colonisés n’ont pas beaucoup de possibilité d’être entendus en France.
Du coup, c’est aux écrivains qu’il échoit de prendre en charge cette mémoire, mais l’endroit d’où part la parole n’est pas le même. Les écrivains sont sur le terrain de la littérature, les historiens sur le terrain de la “science”. D’un côté, une parole supposée “subjective”, de l’autre une parole supposée “objective”, des auteurs abordant l’histoire par la fiction, des universitaires travaillant sur le “réel”. Personnellement, j’ai dû faire des concessions lorsqu’il s’agissait de commenter mes œuvres.

Si l’histoire est présente évidemment, ce n’est pas le sujet principal de mes livres. Dans Nour, 1947 par exemple, le sujet principal est le rapport d’un homme avec sa terre, quand les événements ont fait que son amour a été tué, c’est la question de la création de l’identité, d’un fils qui refuse d’avoir été créé, ni par sa mère, ni par son père, ni par l’homme, ni par dieu… Mais les critiques ou les analyses portent invariablement sur 47, sur l’histoire, la colonisation… J’ai dû prendre à chaque fois des accents d’historien car malgré tout, ce qui plane au dessus des paroles venues du Sud, c’est la question coloniale qui n’a pas été réglée.

Alors, je ne parlerais pas de lieu d’oubli, mais de lieu de silence, y mettre des mots, c’est forcément faire face à la monstruosité, on le devine, on le sent, on le sait, les diverses tentatives de négation ou de déni ne sont que dérobades face à l’inacceptable.

C’est une des raisons qui expliquent la forme de mon livre Madagascar, 1947, entre voix, essai et document, une voix absolument personnelle qui veut s’extraire du silence, une argumentation sur la nécessité de la mémoire et un document pour présenter des faits. C’est ainsi que naturellement, le livre est devenu une pièce de théâtre, c’est ainsi également que la pièce est avant tout le rétablissement de la voix des insurgés de 1947, un hommage aux morts, pour les sortir de l’oubli, du silence. Ce n’est pas une pièce polémique destinée à culpabiliser ou à dénoncer, c’est d’abord reprendre mots et reconnaître la souffrance issue de ce conflit.

C’est difficile après d’analyser la réaction des gens. À la fin de la pièce, il y a toujours eu un long, très long silence du public. Les débats n’étaient pas possibles en sortant de la pièce. Le public encaissait. Ce n’est qu’après que j’ai reçu des réactions, par des lettres, des entretiens. Ce que j’ai constaté, c’est que la jeunesse française est avide de savoir, que le débat est plus serein avec elle. C’est la loi de la mémoire, la troisième génération est plus apte à laisser de côté les animosités mémorielles. Mon avis est qu’actuellement en France, il y a une résurgence de la pensée coloniale, mais je continue à penser que ce n’est que le soubresaut d’une pensée qui ne pourra pas éternellement nier l’évidence : la colonisation fut une de ces monstruosités, que l’histoire sait dispenser à l’humanité ou plutôt que l’humanité sait réserver à l’histoire.

Mais on est face aussi à la question du choix du présent, quel présent vivre ? Et lorsqu’on sait que ce présent est le résultat d’un passé monstrueux, comment s’en accommoder ? En reconnaissant les crimes ou en les oubliant ? Toute société est face à ce dilemme. Les autorités malgaches ne veulent pas parler de 1947 car cela mettraient à mal leurs propres postures (beaucoup ont dû leurs richesses et pouvoirs du fait de leurs collaborations pendant et après la colonisation), cela ouvrirait également les yeux aux malgaches sur leur histoire, sur leur pauvreté actuelle, c’est un sujet très sensible dans le contexte actuel, comment l’ancien colonisateur continue à falsifier l’histoire et comment nos dirigeants continuent à leur servir de boys. Il était tout à fait logique que la pièce ait été censurée par le ministère français des affaires étrangères.

La censure fut politique et non culturelle, car dans les milieux culturels, la pièce a fait quand même son bonhomme de chemin. Bien sûr, la pièce aurait pu avoir une vie plus longue mais je crois qu’elle aura laissé quand même une empreinte significative. Je préfère ainsi oublier les dénis et me consacrer à ce que j’ai à faire, sortir du silence, donner visages aux morts, basculer le débat sur des récits de vie et ne pas me contenter des polémiques idéologiques ou politiques. C’est ainsi qu’après la censure, j’ai choisi de répondre par l’expo-photo avec le photographe Pierrot Men : “47, Portraits d’insurgés”.

Je n’oublie pas de préciser que c’est la Région Ile-de-France qui a financé l’exposition, et que c’est le Festival d’Avignon qui l’a accueillie. C’est dire que la société française se sent concernée par cette histoire. La même exposition sera reprise par la Faculté de Nanterre du 14 mars au 8 avril, avec l’organisation de débats, de projections, de films, de visites pour les lycéens. Finalement, ce qui sera plus difficile, c’est de libérer la parole des Malgaches, autant en France qu’à Madagascar.

L’histoire est trop sensible encore pour nous, et a une incidence si immédiate sur nos vies que ce n’est pas très prudent de l’aborder de front. Pourtant, faire comme si elle n’existe pas, c’est perpétuer la situation actuelle, de domination et d’exploitation de nos ignorances. La connaissance de l’histoire amène au scandale, et gérer la colère n’est pas chose facile. Je fais attention dans mon travail à montrer que réfléchir sur l’histoire, c’est nécessairement faire face à l’inacceptable, que la colère ou la haine ne pourront jamais aider à bien voir, et la leçon que j’ai reçue, c’est que les témoins qui ont accepté de parler sont ceux qui ont réglé ce conflit intérieur : regarder leurs bourreaux en face et leur dire qu’ils n’ont pas de haine, car la haine est une autre victoire du bourreau, une manière de maudire à jamais la victime dans la souffrance infligée.

Transmettre cette parole est vitale pour ne pas reproduire les choses, pour que ce ne soit pas à ceux qui sont dans la haine de décider de notre présent.
Extrait de l'Entretien entre JL Raharimanana & Olivier Favier
http://dormirajamais.org/madagascar/